Victor Hugo

Extrait de : Victor Hugo, William Shakespeare, Conclusion, Livre I, vi.

Après la mort — Shakespeare — L’Angleterre

L’Angleterre, fin qu’il était aisé de prévoir, bâtira un monument à son poëte.

Au moment où nous achevions d’écrire les pages qu’on vient de lire, on a annoncé à Londres la formation d’un comité pour la célébration solennelle du trois centième anniversaire de la naissance de Shakespeare. Ce comité dédiera à Shakespeare, le 23 avril 1864, un monument et une fête qui dépasseront, nous n’en doutons pas, l’incomplet programme ébauché par nous tout à l’heure. On n’épargnera rien. L’acte d’admiration sera éclatant. On peut tout attendre, en fait de magnificence, de la nation qui a créé le prodigieux palais de Sydenham, ce Versailles d’un peuple. L’initiative prise par le comité entraînera certainement les pouvoirs publics. Nous écartons, quant à nous, et le comité écartera, nous le pensons, toute idée d’une manifestation par souscription. Une souscription, à moins d’être à un sou, c’est-à-dire ouverte à tout le peuple, est nécessairement fractionnelle. Ce qui est dû à Shakespeare, c’est une manifestation nationale ; un jour férié, une fête publique, un monument populaire, votés par les chambres et inscrits au budget. L’Angleterre le ferait pour le roi. Or, qu’est-ce que le roi de l’Angleterre à côté de l’homme de l’Angleterre ? Toute confiance est due au comité du Jubilé de Shakespeare, comité composé de personnes hautement distinguées dans la presse, la pairie, la littérature, le théâtre et l’église. Des hommes éminents de tous les pays, représentants de l’intelligence en France, en Allemagne, en Belgique, en Espagne, en Italie, complètent ce comité, à tous les points de vue excellent et compétent. Un deuxième comité, formé à Stratford-sur-Avon, seconde le comité de Londres. Nous félicitons l’Angleterre.

Les peuples ont l’oreille dure et la vie longue ; ce qui fait que leur surdité n’a rien d’irréparable. Ils ont le temps de se raviser. Les anglais se réveillent enfin du côté de leur gloire. L’Angleterre commence à épeler ce nom, Shakespeare, sur lequel l’univers lui a mis le doigt.

En avril 1664, il y avait cent ans que Shakespeare était né, l’Angleterre était occupée à acclamer Charles II, le vendeur de Dunkerque à la France moyennant deux cent cinquante mille livres sterling, et à regarder blanchir sous la bise et la pluie au gibet de Tyburn quelque chose qui était un squelette et qui avait été Cromwell. En avril 1764, il y avait deux cents ans que Shakespeare était né, l’Angleterre contemplait l’aurore de Georges III, roi destiné à l’imbécillité, lequel, à cette époque, dans des conciliabules et des aparté peu constitutionnels avec les chefs tories et les landgraves allemands, ébauchait cette politique de résistance au progrès qui devait lutter, d’abord contre la liberté en Amérique, puis contre la démocratie en France, et qui, rien que sous le seul ministère du premier Pitt, avait, dès 1778, endetté l’Angleterre de quatre-vingt millions sterling. En avril 1864, il y aura trois cents ans que Shakespeare est né, l’Angleterre élève une statue à Shakespeare. C’est tard, mais c’est bien.